mardi 23 février 2016

C'était le projet d'une vie part III

Troisième et dernière partie de notre histoire.
Part 1: Ici
Part2:





(cette image s'appelle photo racoleuse)
 


Les autres jours à l’hôpital furent infernaux. Les visites étaient nombreuses et j'étais fatiguée, je n'avais quasiment pas de contact avec ce bébé, tout le monde le prenait dans les bras, tout le temps. D'un commun accord avec Eric, nous avions décidé de l'appeler Lucas. De toutes façons je m'en fichais. Le soir quand je me retrouvais avec lui toute seule, je le regardais, et je voyais qu'il me regardait. Son regard me mettait mal à l'aise. Je n'arrivais pas à le caresser, à l'embrasser. C'était plus fort que moi, je ne comprenais pas comment cet inconnu pouvait faire à ce point intrusion dans ma vie. Je me sentais indigne et coupable d'agir ainsi mais je me disais qu'il me faudrait peut-être une phase d'adaptation, j'avais besoin de temps pour accuser le coup. J'ai tout de même essayé une ou deux fois de le prendre dans les bras. Mais dès qu'il était auprès de moi, il pleurait. Comme s’il ne savait pas que c'était mon ventre qu'il avait scouaté durant neuf mois. C'étaient les seuls moments d'intimité que nous avions. Je me sentais de plus en plus loin et étrangère à lui, un mur infranchissable s'était imposé entre nous deux. Pour ne pas arranger la situation, mes collègues infirmières étaient régulièrement présentes, et comme les autres, elles étaient bien loin d'imaginer le chaos qui me tourmentait. Elles croyaient que j'étais comblée de bonheur, que j'avais enfin obtenu ce que je désirais tant. Elles me donnaient toutes des conseils pour le tenir, pour l'allaiter, mais rien n'y faisait. Malgré mon expérience avec les enfants d'autrui, avec celui que j'avais fait, je me sentais comme une réelle empotée. Je n'osais parler à personne de mon désarroi, car je me disais que je n'étais pas normale, que j'avais un problème. Je me disais qu'il fallait que je chasse ces idées noires, et que j'envisage les choses sous un angle plus positif. Tout le monde voguait sur un petit nuage avec la naissance de cet enfant, et je ne savais pas à qui je pourrais en parler. Je décidais donc de me taire. Pourtant, le jour où Eric est allé chercher la voiture pour nous ramener à la maison, je me suis retrouvée seule, avec le bébé dans son couffin, à attendre devant l’hôpital. Les infirmières m'avaient laissé ici, c'était la première fois que nous nous retrouvions tous les deux, sans surveillance ni filet de sécurité. J'étais terrifiée. Je voulais m'enfuir à pleines jambes. Et ce petit être que je ne connaissais pas se mit à pleurer, j'étais incapable de faire le moindre mouvement vers lui. Je ne le comprenais pas, j'étais paralysée. Quand Eric s'est garé devant avec sa voiture, je cherchais son appui son soutien. J'espérais qu'il me fasse comprendre que lui aussi était dépassé par les événements, que lui non plus, ne voulait pas que les choses se passent ainsi. Que finalement on pourrait peut-être rendre l'enfant ? Mais il a sorti le bébé du couffin qui s’est immédiatement calmé, m'a ouvert la portière, a remis le bébé dans le couffin. Nos regards se sont croisés. On a eu quelques secondes de silence, où j'espérais qu'il me dise qu'il n'y arriverait jamais, et qu'il comprenait que je n'en puisse plus. Il m'a souri et m'a dit « Je suis l'homme le plus heureux du monde, c'est le plus beau jour de ma vie. Pas toi ? »
C'était le pire jour de ma vie, et j'étais la femme la plus malheureuse du monde.





Les jours ont suivi, je n'arrivais pas à m'accommoder de la présence de ce petit être qui pleurait à chaque fois que je tentais une approche. Je ne l'allaitais pas, je ne supportais pas qu'il touche mes seins. Des seins que je ne supportais d'ailleurs plus. Ils étaient gros, recouverts de veines bleues hideuses. J'avais des tétons énormes, comme les pies d'une chèvre pleine de lait. Regarder mes seins me rappelait mon statut de mammifère, et ça me dégoutait. Mais, j'étais encore plus gênée par l'état de mon ventre. Je n'arrivais pas à perdre mes kilos en trop, moi qui avais toujours eu la taille fine, avais un énorme ventre mou, gras et difforme. Eric avait beau me dire que ça reviendrait, que de toutes façons, ce n'était pas important, j'avais donné la vie, j'avais fait le plus bel acte du monde, il n’empêchait que quand je me retrouvais face au miroir en sortant de la douche, je ne me reconnaissais pas. Je n'arrivais pas à m'approprier ces formes qui n'étaient pas à moi. Je me pinçais, je roulais les bourrelets, j’aplatissais, il n'y avait rien à faire, ils étaient bien là, et ne semblaient pas prêts à partir. Je me tartinais de crèmes contre mes vergetures, contre la cellulite de mes cuisses, je me massais, mais les semaines et les mois passaient, et mon corps continuait à ressembler à un corps de femme qui avait souffert, et qui n'arrivait pas à retrouver son état normal. J'essayais de faire du sport, mais avec ce bébé sur les bras, je n'avais pas de temps pour moi. Evidemment, je ne supportais pas qu’Éric me touche, j'avais l'impression qu'il ne caressait que des parcelles de graisse, et je voulais m'entortiller dans les draps pour qu'il ne me voit pas ainsi. Il avait beau être patient et rassurant, je n'arrivais pas à m'accepter, je ne me tolérais plus. Le fait est que je me détestais autant physiquement que psychologiquement. Comment était-ce possible ? Avais-je passé tant de temps à courir après cet enfant si désiré, pour finir par le rejeter ? J'aurais aimé partir, au moins aller travailler pour me changer les idées, mais, j'étais nuit et jour coincée avec Lucas, en congé maternité. J'essayais de faire des allusions à mon entourage mais les gens me disaient gentiment, pour me rassurer, que j'étais faite pour être mère, que des fois je pouvais faire quelques maladresses, mais que ça viendrait. Les mois passaient, la routine s'installait, Eric était, comme prévu, un père génial, très à l'écoute de l'enfant. Quant à moi, je continuais à être malheureuse, incapable de comprendre pourquoi. J'étais une vieille de trente et un an, encombré par un bébé qu'elle s'était fantasmée. Moi qui étais si douée avec les enfants des autres, celui-ci, je voulais le ramener au magasin, comme un jouet qu'on ne veut finalement plus. De plus, l'engouement autour de nous s'essoufflait, nous avions de moins en moins de visites et j'avais donc de moins en moins de gens à qui me raccrocher. Mes journées étaient réduites à une activité : regarder mon bébé pleurer. J'avais passé ma vie persuadée que la maternité me comblerait. Depuis toute petite j'avais grandi avec la conviction qu'avoir un enfant serait l'objectif de ma vie, celui qui me rendrait enfin complète et épanouie. Pas une seconde je n'avais imaginé que ce désir ne me correspondait pas. Je m'étais méprise, et quand j'envisageais l'avenir, je me voyais à la merci de ce gamin, qui m'en demanderait toujours plus, et dont je ne pourrais jamais me débarrasser. Paradoxalement, je n'éprouvais pas de haine envers Lucas. Le pauvre, il n'avait pas demandé à être là... Mais je me reprochais de m’être accrochée à ce désir toute ma vie, pour me sentir si mal face à cet enfant. Je réalisais qu'il serait le centre du reste de mon existence, et que j'abandonnais définitivement ma liberté. Jusqu'ici je n'avais jamais réalisé à quel point j'étais libre. Libre de rencontrer qui je voulais, libre de faire les études que je voulais, libre de voyager, de sortir, je n'étais responsable que d'une personne : c'était moi. Et je me rendais compte que je n'étais pas prête à faire tous les sacrifices nécessaires, que je n'avais pas fini d'être égoïste, que je voulais encore être ma priorité. Je ne pouvais plus laisser les angoisses m'envahir la nuit venue, je ne pouvais plus suffoquer, en imaginant que dorénavant, je me promènerais avec ce caillou dans la chaussure, que c'était irrémédiable.


J'avais envisagé de fuir pour le Mexique, recommencer une nouvelle vie sous une fausse identité, mais je n'étais ni assez folle, ni assez lâche. Je savais clairement que la vie que je m'étais élaborée, planifiée, organisée, ne me convenait pas, mais je ne pouvais pas m'esquiver, les remords me hanteraient. Je suis retournée voir mon psy, seule cette fois-ci. Il me parlait du baby blues, de dépression post accouchement, il disait que c'était bien plus commun qu'on ne le pensait, mais je savais que mon malheur allait au-delà de ses théories toutes faites, et ne se résumait pas à l'accouchement.
Quelles pouvaient être les solutions qui m'auraient permis de m'en sortir ? Il fallait que j'arrête de me mentir et de mentir aux autres, je devais accepter mon mal-être. Je dus prendre mon courage à deux mais, et dis alors à Eric que je ne pouvais pas vivre avec cet enfant, il fallait que je parte. Il croyait à une blague, il pensait que je bluffais, il était tellement dans sa bulle, qu'il n'avait rien perçu. Ou alors, s'était-il depuis le début voilé la face ? Il pensa d'abord que c'était une crise passagère, il croyait que je reviendrais. Je l'espérais aussi. Mais je savais que non. J'aimais Eric, j'aimais Lucas, mais je ne voulais pas vivre avec eux. Je n'étais pas capable de m'engager en tant que mère, je ne voulais pas me lever tous les matins avec eux, je me sentais prisonnière dans une vie qui ne me correspondait finalement pas. Nous avons fini par divorcer. Eric m'en a voulu, je n'ai pas pu le lui reprocher. J'étais là financièrement, je voyais Lucas de temps en temps, mais je gardais mon indépendance, je ne m'impliquais certainement pas suffisamment dans son éducation selon la bienséance, mais j'apprenais à enfin m'écouter. Le pire a été le jugement des autres. Au début tout le monde a pris ça pour une crise, un burn-out, ou je ne sais quoi... Personne n'a supposé que j'étais sérieuse et que j’essayais de retrouver ma place. De nos jours, une femme qui quitte son mari et son bébé, sans raison apparente, je n'étais pas battue, je n'étais pas amoureuse de quelqu'un d'autre, ne peut-être qu'une folle ou une vraie salope. Je me sentais coupable de mon choix, je m'en voulais d'abandonner mon fils et je me disais qu'à cause de moi il passerait des années en thérapie. Mais que devais-je faire ? Rester là et être malheureuse, finir par me tirer une balle dans la tête ? Faire une crise de folie et découper mon mari et mon fils avant de mettre ma tête dans un four, pour finir dans la page « faits divers » du journal local ? Mon choix a sans doute été vu comme égoïste, mais je n'étais pas heureuse, malgré la pression sociale, les remarques, les méchancetés de ma famille, de mes amis, de mes collègues, des inconnus, je n'ai jamais voulu retourner en arrière. Eric a souffert, mais il a fini par s'en remettre, et, il a, comme prévu été un excellent père avec Lucas.
Aujourd'hui, Lucas est un gentil et intelligent garçon de douze ans, il est équilibré et heureux. Je le vois tous les weekends et une semaine sur deux pendant les vacances. On peut me considérer comme une mère indigne, pourtant, je ne l'ai jamais autant aimé.


FIN.

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